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« Février 1934 et les écrivains français », Aden, Paul Nizan et les années 30

Pour qui s’intéresse aux événements de février 1934 à Paris, ou souhaite en approfondir la connaissance, la lecture attentive de cet opus de la revue Aden est nécessaire.

Dans l’avant-propos, « Février 1934 et les écrivains français », Gilles Vergnon pose les enjeux : « Les 6, 9 et 12 février 1934 s’inscrivent en lettres de feu dans l’histoire de la France de l’entre-deux guerres. Elles propulsent le pays dans une tumultueuse séquence longue d’une décennie. » La manifestation du 6 février qui fit une vingtaine de morts, des centaines de blessés, provoqua la chute, dès le lendemain, du gouvernement Daladier. Pour la gauche, c’est une tentative de coup d’État fasciste, à la manière de la marche sur Rome de Mussolini en 1922.

Si la manifestation du 9 est à l’appel du seul parti communiste, celle du 12 réunit la SFIO, la Ligue des droits de l’Homme, le PCF et la CGT, préfigurant le Front Populaire.

Artistes, écrivains, intellectuels et journalistes sont concernés. Les journées de février 34 constituent un « puissant appel à l’engagement » et elles furent un point de bascule dans leur propre vie, voire le moment de leur entrée en politique ou de la radicalisation de leurs engagements.

Le premier texte étudié est le roman La Galère d’André Chamson, publié d’abord entre juin et décembre 1938 dans la Nouvelle Revue Française puis en livre chez Gallimard en 1939.

Il fut avec Jean Guéhenno et Andrée Viollis pleinement investi dans la direction de l’hebdomadaire Vendredi ; La Galère est une authentique parabole antifasciste ; pour Jean Rabaud, le héros, double d’André Chamson, « Chez nous, la République veut dire l’honnêteté ».

La Galère, sans doute le seul roman contemporain entièrement centré sur le 6 février, est découpé en deux parties, correspondant pour l’une à la nuit du 6 février, pour l’autre aux deux journées suivantes. Cette nuit d’émeute, A. Chamson y assista « plein d’angoisse, de désespoir et de fureur » avec « ce mélange de la crapule et des promeneurs de Paris ». G. Vergnon souligne l’intérêt que présente La Galère pour la multiplicité de ses points de vue : un médecin, un journaliste, un député républicain, un professeur de lettres classiques, les gardes mobiles, « dernier et fragile rempart de la République ». La révocation du préfet Jean Chiappe, proche des Ligues, le 3 février par Daladier, l’affaire Stavisky, « le grand scandale de l’hiver 1933 » expliquent l’atmosphère de « complot » mais, dans le texte d’A. Chamson, les mots « fascisme » ou « fasciste » ne sont jamais prononcés, alors que la Une du Populaire, le 13 février, est « Le fascisme ne passera pas ». Le livre se termine sur l’engagement du héros dans un « Comité d’intellectuels ». Pour conclure, « reste un superbe roman qui s’impose par son tableau polyphonique de la nuit du 6 février, et comme une parabole de l’engagement des intellectuels ».

Un court article de Xavier Nerrière relate le 6 février 1934 à Nantes.

L’article suivant, d’Emmanuel Bluteau, est consacré à « La charnière de février 1934 vue par Jean Prévost ». Plus journaliste qu’écrivain à cette période, Jean Prévost publie chaque semaine deux articles, l’un pour Notre Temps, journal où signent aussi A. Chamson et Jean Zay, ce dernier proche de la mouvance radicale (les Jeunes Turcs), et Pamphlet, qu’il a fondé avec Alfred Fabre-Luce en février 1933. Jean Prévost consacre quatre articles aux manifestations de février 34 puis s’arrête. Il y analyse « en quoi le régime a défailli », on y lit « son désarroi », puis M. Bluteau expose les conséquences du 6 février 34, et le retour, pour J. Prévost, à la littérature, après le journalisme, afin de reprendre « sa position de clerc assumé et revendiqué ».

Suit la présentation de La chasse du matin, achevé par Prévost en octobre 36 et publié en feuilleton dans la NRF de mars à août 37, dont le héros, Dieudonné Crouzon, est le double littéraire de l’auteur. Il y livre ses réflexions sur la période.

Dans « L’aube du fascisme se lève sur la France - regards croisés sur février 34 », les écrits sur les manifestants par Drieu la Rochelle et Brasillach, puis Prévost, Wurmser et Aragon sont présentés par Olivier Micky.

Ensuite deux articles, l’un court, de X. Nerrière sur Jeanne d’Arc et « Les morts pour la France », Jeanne d’Arc qui, n’étant pas devenue un symbole républicain d’unité nationale, est devenue l’égérie des nationalistes et des antisémites ; l’autre, de P. Michaud, « Un détroit devenu Océan. L’impossible exposition des chefs-d’œuvre d’art anglais à Paris en 1934 », explique comment l’exposition prévue à Paris fut renvoyée à plusieurs reprises et eut lieu finalement en mars 1938, les Anglais se méfiant du climat politique français et de l’instrumentalisation de la culture mise au service de la politique.

Le chapitre « Héritages » du 6 février 1934 regroupe deux récits, ceux d’André Wurmser et de Simone de Beauvoir, présents dans les rues de Paris le 6 février mais qui n’écriront que longtemps après sur les événements.

 

Témoignages engagés

André Wurmser, « acteur très engagé sur le front idéologique », compagnon de route du PCF, adhère au CVIA (Comité de vigilance des intellectuels antifascistes), dont il devient l’un des secrétaires. C’est en 1955 qu’il publie Six, neuf, douze, roman dont les journées de février 34 apparaissent le centre. C’est le 7ème volet d’un vaste ensemble, « Un homme vient au monde, dont le personnage principal, Julien Dubroc, parachève ici, avec ces journées, le long processus d’apprentissage ». L’œuvre est « fortement autobiographique ». Après un court prologue, trois parties la composent, dont chacune correspond aux trois jours : mardi 6, vendredi 9 et lundi 12 février. Raynald Lahangue, auteur de l’article, relève que Wurmser y dresse « un tableau sévère de la société française du temps ; [que] les premiers chapitres livrent des indices convergents de la fascisation des esprits », mais, « ce qui est le plus troublant est qu’il ne fasse pas explicitement du 12 février le prélude au rassemblement du Front populaire, alors que cette journée devait constituer pour l’ensemble de la gauche une sorte de mythe fondateur ». Quant à Simone de Beauvoir, c’est dans le second volume de ses mémoires, publié en 1960, qui couvre la période 1929-1944, qu’elle évoque la journée du 6 février 1934. Comme le relève Anne Strasses, Beauvoir, qui n’écrit pas de journal intime entre 1929 et 1939, confesse que 39 fut une révélation pour elle ; auparavant elle « était indifférente aux événements » et « dépolitisée ». Elle relate le contexte du 6 février 1934 mais ne raconte pas la journée, se concentrant sur sa propre personne. Elle dénonce l’aveuglement politique de Sartre et d’elle-même, ne participe pas à la grève générale du 12 février dans son lycée de Rouen. Notons qu’elle cite la création de l’hebdomadaire Vendredi par Chamson, Guéhenno et Viollis.

La seconde partie traite des textes et témoignages retrouvés. Dans sa présentation, Pierre-Frédéric Charpentier rappelle que « pour la 1ère fois depuis la Commune, on se bat dans Paris et que l’émeute se solde par une vingtaine de morts et des centaines de blessés, que la crise est née d’un scandale politico-financier, l’affaire Stavisky, qui semble balayer une IIIème République instable et corrompue ». Il souligne que les écrivains de gauche n’ont pas participé au 6 février.

Le témoignage de Roger Hagnauer « Les fonctionnaires et les instituteurs dans la bataille du 12 février, notes d’un militant », paru dans La Révolution prolétarienne le 25 février, montre, pour cette figure du syndicalisme, exclu du PCF, antimilitariste et militant actif du Syndicat national des instituteurs, qu’après l’appel du SNI à la grève générale dans l’enseignement « les résultats de province prouvent une réaction salutaire sauf 2 ou 3 départements, contre la menace du fascisme » et « le progrès de l’idée syndicale dans le personnel féminin ». Claude Jamet, professeur agrégé de lettres au lycée de Bourges en 1934, écrit, le 13 février, à propos de la grève du 12 (Notre Front Populaire 1934-1939, publié en 1977) : « Nous avons fait voler la paix et le confort des Berruyers en éclats ! Nous avons attenté à l’ordre public ! violé la province ! Nous nous sommes retrouvés, pour un jour, tout gosses, comme au Quartier Latin ! libres, agiles et gais comme à Paris. Et par-dessus le marché, je crois que nous avons sauvé le régime ».

Suit l’article de Pierre-Laurent Darnar, paru dans L’Humanité du 23 février : « Attention le fascisme s’installe dans le gouvernement démocratique […] Attention ! attention ! Fascisme dans la rue et fascisme du gouvernement marchent ensemble. »

Pierre Very, auteur de romans policiers très appréciés, publie dans Marianne le 7 mars 1934 « La mystérieuse mort du Conseiller Prince », écrasé par un train, dont il imagine le scénario, dans la région de Dijon.

Vient ensuite, dans une deuxième partie intitulée « Entre nécessités de l’union politique et querelles d’intellectuels, comment penser l’évènement », le dialogue entrepris par Ramon Fernandez, journaliste, romancier, critique à la NRF qui, en 34, hésite entre communisme et socialisme, publiant un article dans la NRF du 1er mars : « Pour l’unité d’action » dans lequel il dénonce « tout d’abord la quasi-unanimité de la colère et du dégoût soulevés par le parlement. Tel qu’il fonctionne, il est devenu absolument insupportable » et « l’utilisation de cette colère et ce dégoût par les seuls groupes d’action organisés […] les groupes de droite »; François Mauriac lui répond par un article « L’Équivoque », publié dans Sept, revue chrétienne progressiste, le 10 mars 1934. Pour lui, « c’est contre l’argent volé que Paris se dressa le six février […]. C’est ici que les catholiques ont un rôle qu’ils sont seuls à pouvoir tenir car seuls ils savent que la lutte engagée depuis un mois est d’ordre spirituel ». Dressé contre les voleurs, contre la maçonnerie et contre le crime, il dénonce « les loges, d’obscures forces policières […] et les foules abusées ».

Marcel Aymé, quant à lui, s’interroge dans l’article « XXIème siècle » publié dans Marianne le 28 février sur le fait que « ces évènements mériteront, en 1975, une ligne ou deux dans un manuel scolaire d’un élève de 6ème [et le] jugement que porteront sur leur époque les écoliers de l’an 2000 ».

 

Guéhenno et les appels de février-mars 1934

L’ensemble se clôt par un troisième chapitre, « La mobilisation des clercs et la question de la propagande ». Tout d’abord un appel à la lutte d’un important groupement d’intellectuels républicains, paru dans Le Populaire du 11 février 1934, signé par Alain, Henri Jeanson, Malraux … et Jean Guéhenno, appel à l’unité d’action de la classe ouvrière, suivi d’un autre appel « aux travailleurs » publié en mars 1934 dans Commune, revue mensuelle de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires (AEAR), qui déclare sous les signatures d’Alain, de Paul Langevin et de Paul Rivet : « Notre premier acte sera de former un comité de vigilance qui se tiendra à la disposition de organisations ouvrières ».

Au 9 avril, on compte 1 200 signatures… dont celle de Jean Guéhenno.

Enfin est présenté le « plan Flamme, activation socialiste par la propagande antifasciste » conçu par Serge Tchakhotine (l’inventeur des 3 flèches de la SFIO) en 1934.

 

Cette lecture du numéro 15 d’Aden est riche et passionnante. Soulignons la qualité des notes complémentaires, en bas de page, qui éclairent de façon quasi exhaustive chaque article.

Didier Deleris



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