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Paroles d’Éditeurs

extrait des Carnets de l’IMEC, n°8, automne 2017, pp. 12-13

En commentant une pièce d‘archive de leur choix, cinq éditeurs racontent un moment de l‘histoire de leur maison et nous offrent autant d‘instantanés de la vie de l‘édition. Dans le flot de leurs paroles, Les Carnets rendent hommage à Christian Bourgois en publiant son témoignage sur le métier d‘éditeur.

 

Sans aucun guillemet

Ah! si Bernard Grasset avait su… Le 11 avril 1939, cinq mois avant la seconde guerre mondiale qui conduit la France à sa « Révolution nationale », l‘éditeur conteste à son auteur le titre Journal de la « Révolution ». 1937-1938. Prévenu par Louis Brun (directeur de la maison Grasset) que Jean Guéhenno, qui a déjà publié cinq livres chez lui, s‘apprête à intituler ainsi son ouvrage à paraître, Bernard Grasset lui écrit qu‘il juge le titre « inacceptable » et lui propose soit Journal d‘une Révolution, soit Journal d‘une révolution manquée. Né en 1890, fils d‘un cordonnier breton, Guéhenno est contraint d‘abandonner l‘école à 14 ans pour s‘engager comme employé en usine. Il s‘astreint à étudier seul après ses journées de travail et passe son baccalauréat. Officier pendant la Première Guerre, il se voit décerner la Croix de guerre. Normalien, il obtient l‘agrégation en 1920. En marge de sa carrière d‘enseignant et de critique, il combat sur tous les fronts, notamment au sein de l‘hebdomadaire engagé Vendredi qui soutient la gauche aux élections du printemps 1936 puis le gouvernement de Léon Blum. C‘est cet humaniste qui écrit son Journal de l‘été 1937 à l‘été 1938 pour « repenser à nos luttes de la dernière année, à la victoire du Front populaire ». Bernard Grasset se montre deux fois ironique : vis-à-vis de son auteur (« La Révolution française à laquelle je ne crois pas que vous ayez assisté ») et de ses combats (« celle dont vous parlez devra déjà être très honorée qu‘on dise d‘elle " une " Révolution »). Mais ce livre ne traite pas que du Front populaire ; il se veut méditation sur le sens de l‘histoire : « L‘histoire n‘est que le lent accomplissement de l‘homme dans tous les hommes. La révolution n‘est que cette grande promesse. ». En appendice figurent les pièces de la querelle passionnante de l‘auteur avec André Gide, dont la cruauté de polémiste fait mouche : « Comme d‘autres parlent du nez, Guéhenno parle du cœur. » Comment l‘auteur aurait-il pu accepter de titrer « révolution manquée », l‘engagement de toute une vie ? C‘est bien sous le titre Journal d‘une « Révolution » (avec les guillemets s‘il vous plaît, il n‘aura cédé que sur l‘article défini) que l‘ouvrage est achevé d‘imprimer le 21 avril 1939.Son auteur ne manquera pas le prochain rendez- vous de l‘Histoire : engagé dans la Résistance sous le pseudonyme de « Cévennes », il est fait médaillé de la Résistance tandis que Bernard Grasset, accusé de collaboration en 1944 sur dénonciation anonyme, condamné par la Chambre civique le 20 mai 1948 à la dégradation nationale à vie et à la confiscation de ses biens, ne recouvrera ses droits et ne reprendra possession de sa Maison qu‘en 1949, sur décision du Président Vincent Auriol… Une « révolution manquée », mais par qui ?

 

Olivier Nora
Président-directeur général des éditions Grasset.

 

Légende : Lettre de Bernard Grasset à Jean Guéhenno, au sujet du titre que l‘auteur a proposé pour un ouvrage à paraître, 11 avril 1939. Fonds Grasset / IMEC.

Les Amis de Guéhenno remercient vivement l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine, www.imec-archives.com) de les avoir autorisés à reproduire ce texte et la lettre qui l’accompagnait.



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